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Noé Morin

L' architecture désirable

La seule véritable architecture naturelle n’est pas un produit conforme sorti de l’esprit, aussi brillant soit-il, d’un seul homme, mais bien l’architecture qui nous fut livrée par les millions d’hommes avant nous ; c’est l’architecture qui sort de l’histoire et non d’un train de production industrielle. C’est, à vrai dire, l’architecture traditionnelle dans la mesure où la tradition est l’unique matrice dont peuvent sortir les bonnes choses. En dehors de la tradition, l’on est forcément dans la révolution. La révolution peut être bonne lorsqu’elle sert à élever la dignité humaine, mais elle s’avère désastreuse quand elle est dirigée vers la satisfaction d’un but extrahumain comme l’accomplissement du scientisme ou le triomphe de la pensée mécanique. La révolution interrompt la conversation des vivants et des morts et elle étouffe les voix innombrables de nos aïeux qui s’expriment à travers la tradition. Or, « on pourrait définir la tradition comme une extension du droit de vote au passé, nous dit Chesterton. Elle consiste à accorder le droit de suffrage à la plus obscure de toutes les classes, celle de nos ancêtres. C’est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à la petite oligarchie arrogante de ceux qui ne font que se trouver par hasard sur terre. » (1)

C’est pourquoi tous les architectes de bon sens ont remarqué que la meilleure architecture tenait compte des enseignements de la tradition, qui se présente à eux comme une lointaine généalogie d’essais et d’erreurs permettant de fixer, par la simple loi du nombre, les techniques les plus à même de mener au succès de l’entreprise architecturale. À nous, traditionalistes, rien ne saurait être plus douloureux que d’entendre répéter à longueur de journée qu’il faut être modernes. Ce postulat est une tartufferie. La modernité s’accompagne d’un prodigieux cortège d’arrogance. Elle réclame plus de courbettes encore que le Roi Soleil. Il lui faut chaque jour son lot de compliments et de révérences appuyées. Bientôt elle mourra sous les coups d’encensoir. Mais la modernité telle qu’elle se montre à nous n’est rien d’autre qu’une réaction anti-traditionnelle qui n’existe que pour nier, renier et anéantir ce qui a précédé. La modernité s’est constituée comme pure négation des arts anciens ; elle en refuse la méthode comme l’expression, c’est-à-dire l’agrégation du savoir et la beauté formelle. À l’apprentissage méticuleux du métier, le modernisme a substitué le geste artistique, et là où se tenait anciennement l’esthétisme se tient désormais le caprice original ou ce que Mumford a pu qualifier de tyrannie baroque.

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Que nous dit l’architecture contemporaine à propos des peuples ? D’abord qu’il n’est plus de peuple. Si certains en doutaient, qu’ils se fassent une raison : les peuples ont irrémédiablement disparu. Chacun comprendra que nous ne parlons pas ici de l’irréductible tribu amazonienne des Yanomami ou des pygmées d’Afrique centrale – ces sociétés ont encore le loisir de vivre en dehors des canons de l’art mondialisé – mais bien de l’essentiel des sociétés humaines qui prises sous l’angle de leur production artistique, sont rigoureusement pareilles. Partout sévissent les mêmes galeries d’art aux formes futuristes et à la blancheur hygiéniste où pendent des toiles monochromes, des mobiles désarticulés et quelques dessins obscènes tant la pornographie fait encore recette. Partout ce sont les mêmes néo-quartiers construits aux abords des villes, peuplés de ce que Guy Debord appelait « la pseudo-paysannerie » des classes moyennes incapables de trouver en elles la moindre étincelle insurrectionnelle, anesthésiée aux yeux de l’État. C’est enfin la même architecture moderniste qui sévit au centre-ville sous sa forme minimaliste-bourgeoise et en périphérie dans sa version minimaliste-prolétaire. Frank Ghery et Ricardo Bofill, deux faces de la même pièce jouée sans cesse depuis les années 1950. Deux faces du phénomène qui affecte les arts et l’architecture en particulier depuis l’avènement du modernisme et que l’on pourrait résumer ainsi : la déshumanisation.

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La déshumanisation de l’art, c’est ainsi que le philosophe José Ortega Y Gasset décide d’intituler un long article publié en 1925 dans la revue espagnole Revista de Occidente. Partant du constat que la nouvelle musique, celle de Debussy notamment, est impopulaire, et que cette impopularité n’est pas une épreuve passagère imputable à la découverte d’un nouveau style, il avance l’idée que le nouvel art des années 1920 – que l’on appellerait aujourd’hui « modernisme » dans ses diverses manifestations – est impopulaire par nature.


Si le nouvel art, ou modernisme, est incompris de la masse écrasante des individus, c’est qu’il ne leur tient pas un langage humain. Sa langue n’est pas celle des hommes, de leurs passions, leurs drames et leurs vies simples. Insensibilité fondatrice qui vaudra au modernisme de devenir un édifice de théorie pure et de raison froide. Comment en aurait-il pu être autrement ? Le modernisme est né dans la boue de la Marne et de Verdun où sont tombés des centaines de milliers d’hommes. Le modernisme « refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans » ; comme le pauvre soldat Bardamu dans le roman de Louis-Ferdinand Céline, il la refuse tout net, « avec tous les hommes qu’elle contient ». Il refuse cette guerre pour rien et devant l’empressement des peuples à mourir, il énonce son principe qui est tiré de la formule de Nietzsche: humain, trop humain. L’homme est humain, trop humain. Il faut abolir en lui cette propension à l’absurde qui par deux fois conduisit au conflit mondial, il faut limer ses passions, policer ses mœurs, réduire le champ de sa liberté et remplacer, dans le siège de son intelligence, la raison par le calcul.

Les récents progrès des neurosciences valident la thèse selon laquelle les cerveaux des pères fondateurs du modernisme ont été altérés par le traumatisme de la guerre. Les travaux des chercheuses Ann Sussman et Katie Chen (2) concluent que les célèbres architectes Walter Gropius (1883-1969) et Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969) ont probablement souffert du syndrome de stress post-traumatique, c'est-à-dire de lésions cérébrales causées par des années de conscription militaire dans l'armée allemande, où sont morts plus de deux millions d'hommes entre 1914 et 1918.


Du reste, les modernistes bouleversés par la guerre ont laissé leur traumatisme cortical et leur paranoïa guider chaque mouvement de la nouvelle architecture. Pour eux, la maison devenait un bunker et l’étranger un ennemi. L’édifice devait protéger et non plaire, la couleur et l’ornement renvoyés au rang de fioritures. Cette anthropologie négative est l’épine dorsale du modernisme. Elle vit en lui depuis l’origine, tel un virus dormant qui complote contre la vie intérieure des hommes, comme le dira Bernanos, et contre leur liberté. C’est là le dessein, le design moderniste, qui le conduira à embrasser tous les aspects de la société de contrôle.

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Nous entendons dire ça et là que le modernisme aurait à présent quitté sa dureté originelle pour épouser des formes plus conciliantes et sensibles à leur environnement naturel, ce que Frank Lloyd Wright avait déjà qualifié d’architecture « organique ». Mais voyez que la fameuse architecture organique n’est jamais qu’une déclinaison rondouillette du géométrisme simple qui sert d’ossature au modernisme. D’apparence, elle peut sembler différente mais au fond ses rondeurs ne sont pas moins inhumaines que les arrêtes coupantes d’un Mies Van Der Rohe ou que les formes industrielles d’un Gropius car elle en possède l’inhumanité formelle et la course de cette fameuse « architecture organique » l’entraine fort loin de la tradition, vers l’abstraction la plus totale. Rendez-vous compte de l’inconséquence de l’architecture pseudo-organique et de l’hypocrisie des architectes qui la pratiquent : il n’existe rien de tel qu’une architecture moderne et organique ou naturelle ou bioclimatique, ou dieu-sait-quoi encore, car ces termes sont antinomiques. Le projet moderne consiste à arracher les principes de l’architecture aux strates lentement constituées de la tradition – tradition qui loin d’être un vulgaire folklore, à quoi les modernes cherchent constamment à la ramener, représente les solutions que des générations d’hommes se sont évertués à trouver pour rendre leur architecture plus efficace, pérenne et, en fin de compte, plus habitable. La voilà, la véritable architecture organique, celle qui procède d’une longue sédimentation historique et qui dans le paysage naturel semble être le fruit même de la géologie, celle qui s’acclimate, qui s’accoutume, qui n’interrompt pas la course du vent, ni de la pluie, qui ne craint pas les intempéries et qui comme le roseau plie mais ne se rompt pas, tandis que le béton moderniste résiste et s’oppose avec violence à son environnement.


(1) Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxie.

(2) https://commonedge.org/the-mental-disorders-that-gave-us-modern-architecture/



Noé Morin

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