La mission de l'architecte en notre temps
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Genèse de La Table Ronde de l'Architecture
La Table Ronde de l'Architecture a vu le jour en 2020 à Bruxelles, capitale du Royaume de Belgique et capitale auto-proclamée du modernisme architectural. Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, les pouvoirs publics bruxellois ne purent se résoudre à ce que Bruxelles rétrograde au rang de métropole de seconde zone, elle qui avait été, avec Londres, un des poumons de la révolution industrielle au XIXème siècle et qui avait régné sans partage (et sans scrupule) sur l’empire du Congo. C’est pourquoi ils engagèrent Bruxelles dans une rapide et brutale transformation : percements d’autoroutes urbaines, démolition des quartiers populaires au profit de mornes quartiers d’affaires, arasement de chefs d’œuvre d’Art Nouveau comme la Maison du Peuple de Victor Horta… On se mit à détruire des pans entiers du centre-ville moyenâgeux à coups de bulldozer pour y construire des tours de verre et d’acier, des autoroutes suspendues et de larges avenues rectilignes qui n’ont rien à envier aux villes modernistes de Brasilia ou Chicago. Cette modernisation à marche forcée, sourdes aux protestations des habitants et des défenseurs du patrimoine, devint connue dans le monde entier sous le nom de « bruxellisation ».
Face à la catastrophe, notre chapitre a eu pour vocation initiale de rendre l’architecture de Bruxelles à ses habitants. Sollicités par des associations de voisinage qui s’inquiétaient de la construction de tel ou tel édifice intrusif ou repoussant, nous avons réalisé gracieusement des contre-projets conformes aux attentes des riverains. Nous faisions une architecture contestataire, une architecture « par en bas » et non imposée « d’en-haut ». Progressivement, nous avons compris deux choses. La première, c’est que le problème de l’architecture moderniste n’est pas limité à Bruxelles ni à la Belgique, mais qu’il s’agit d’un fléau mondial.
Deuxièmement, à un problème général, les remèdes particuliers ne sont d’aucun secours. Nos contre-projets se sont avérés être de téméraires coups d’épée dans l’eau, impuissants qu’ils étaient à modifier le système de production de l’architecture. C’est ainsi que, chemin faisant, nous nous avons acquis la conviction que le système devait être reformé de l’intérieur et que le meilleur moyen d’y parvenir serait de fonder une école. Mais quelle école… ?

Le compas et le maillet
À la fin du XIXè siècle, devant la sclérose de l’école française des Beaux-Arts qui pratiquait une architecture classique routinière à bout de souffle, Eugène Viollet-le-Duc comprit qu’il fallait créer une nouvelle école. Avec son ami Émile Trélat, ils fondèrent l’École centrale d’architecture qui se donnait pour programme de réconcilier l’architecture (qui est un art) avec la construction (qui est une science) et d’oxygéner le curriculum par l’apport de disciplines étrangères comme l’horticulture, le paysagisme, la géologie, l’économie politique ou encore l’histoire comparée.
L’enseignement supérieur de l’architecture se trouve aujourd’hui dans un état lamentable, bien plus désolant que ne l’était l’enseignement des beaux-arts au temps de Viollet-le-Duc. Dans l’un comme dans l’autre, l’architecture est ankylosée par le dogme et tenue de répéter inlassablement des formes caduques : hier la Colonnade du Louvre de Claude Perrault, aujourd’hui la Villa Savoye de Le Corbusier. L’idéologie l’emporte sur le raisonnement, l’approche formaliste prime sur la connaissance des matériaux et l’ordinateur a totalement remplacé les facultés manuelles comme le dessin. L’architecte qui sort aujourd’hui de l’université (à l’exception de quelques courageux autodidactes) est un opérateur de logiciel en quête de profit rapide et de notoriété, un concepteur de façade ignorant tout des matériaux à l’exception du béton armé, dénué de culture historique et séparé – par un mur qu’il a lui-même érigé – des métiers de l’artisanat de la construction.
Quelle ironie, quand on songe que l’architecte est issu des métiers manuels qu’il ignore aujourd’hui si superbement… ! De fait, quand on fouille l’histoire du Moyen Age à la recherche du premier architecte, on ne trouve que des maîtres-maçons, de braves journeymen pérégrinant d’une cathédrale à l’autre, des charpentiers édifiant des maisons à pans de bois, et même un « docteur ès-pierres » comme il est écrit dans le savoureux épitaphe de Pierre de Montreuil, l’un des plus grands maîtres d’œuvre français du XIII ème siècle. L’architecte à proprement parler ne fait son apparition que bien plus tard, à la Renaissance, sous les traits de ces artistes géniaux que sont Brunelleschi, Léonard et Alberti qui, possédant leur science à fond, se contentent de concevoir par le dessin ce que les ouvriers auront la tâche de construire en suivant scrupuleusement les indications du Maestro. Partant, l’Architecte se détache progressivement des métiers manuels pour devenir un authentique intellectuel ; il paraît désormais sur le chantier vêtu de gants blancs, signe qu’il ne prend plus part aux travaux salissants, et du bout d’une baguette il commande aux ouvriers : « par cy me le taille ! ».
Aujourd’hui, l’architecte est appelé à se régénérer au contact de l’artisan, sans quoi l’un et l’autre vont à leur perte. L’architecte est pris en tenaille entre l’ingénieur qui jette ses calculs, construit ses ponts et ses chaussées sans égard pour l’Art, et l’artiste qui sacrifie volontiers la firmitas et l’utilitas au profit de la venustas. Il doit récupérer les connaissances techniques propres à l’ingénieur tout en maintenant l’ambition de l’artiste. Mais s’il continue à avancer dans la voie actuelle – celle de la conception numérique, du béton armé et (dès à présent) de l’intelligence artificielle – il se condamne à l’obsolescence car sa contribution sera devenue si insignifiante qu’il pourra aisément être remplacé par un ingénieur ou par une machine.
En revanche, si l’architecte fait un pas vers l’artisan, s’il redécouvre les vertus de la pierre, du bois, de la terre et qu’il se remet à étudier la Tradition, alors il pourra non seulement sortir l’artisanat de la marginalité où il est tombé (l’entretien du patrimoine et les chantiers de luxe) mais aussi rendre à l’architecture son prestige et – suprême bienfait ! – cesser de meurtrir la Nature en construisant. Car construire aujourd’hui – nous le déplorons – c’est détruire peu à peu la Nature. À ceux qui feignent de croire que l’architecture peut continuer à dilapider de vastes quantités de matériaux industriels, ce constat paraîtra outrancier, mais à ceux-là qui pressentent que l’architecture ne peut plus se permettre ces scandaleuses orgies de béton, de verre et d’acier, et qu’il faut qu’elle adopte des mœurs plus raisonnables, la science vernaculaire contenue dans les métiers de l’artisanat apparaîtra comme un salutaire remède.

Le printemps des écoles d’été
Devant ce bilan de catastrophe, il y a ceux qui font l’autruche et se plantent la tête dans le sable, et ceux qui se retroussent les manches. Faisant résolument partie de la seconde catégorie, de nombreux chapitres d’INTBAU ont décidé de prendre le problème à bras le corps et face à la déréliction de l’enseignement officiel de l’architecture, ont de leur propre initiative fondé une multitude d’écoles d’été. Spontanées, originales, audacieuses, ces écoles d’été sont de courageuses et quasi-clandestines tentatives de percer la chape de censure et de bêtise dont l’Université recouvre l’enseignement de l’architecture.
La Table Ronde de l'Architecture, inspirée par ces fructueux précédents, a à son tour décidé de fonder la « Belgian Summer School of Traditional Architecture » devenue « Bruges Summer School of Architecture & Crafts » lorsque nous avons quitté la marmite bouillonnante de Bruxelles pour nous installer dans la merveilleuse cité de Bruges, assagie par l’histoire et respectueuse de son patrimoine. Avec son tissu urbain organique, ses rues sinueuses, ses augustes pignons tournés vers la rue d’où sortent de puissants mâts pour hisser les marchandises jusque dans les greniers, traversée par l’eau froide des canaux où les bateaux se pressaient autrefois, les cales pleines de marchandises venues des quatre coins du monde, Bruges est une ville de province ouverte aux quatre vents, à la fois très cosmopolite et profondément attachée à la tradition gothique flamande.
Qu’apprenons-nous de Bruges? De Bruges nous apprenons l’humilité en considérant que l’histoire joue aux hommes des tours dont rien ne permet d’anticiper l’issue. D’abord ville pauvre cernée de marécages, Bruges voit un jour son destin s’éclaircir lorsqu’une tempête lui ouvre un chenal vers la mer. Devenue capitale de commerce, ses rues palpitent d’une frénésie nouvelle et Bruges change de peau : d’une ville de bois, elle devient ville de pierre et de brique. Mais la providence, bientôt, reprend ce qu’elle a donné et Bruges s’enfonce dans le marasme et l’oubli à mesure que s’ensablent ses canaux. Déclassée, défaite, déconfite, elle devient au XIXème siècle « Bruges-la-Morte », un repère d’âmes nostalgiques et d’amateurs de romantisme gothique. Demeurée pauvre et en grande partie intacte, elle nous parvient au XXIème siècle comme sortie d’une machine à remonter le temps et se présente à nos yeux dans une splendide robe de dentelle sculptée. Bruges nous invite donc à l’humilité : l’humilité devant la souveraine splendeur du passé, l’humilité aussi en nous remémorant que toute richesse est éphémère, l’humilité enfin face à l’extraordinaire talent des bâtisseurs qui ont façonné son architecture.

À Bruges, nos étudiants – tout pénétrés de cette humilité devant ce qui est grand – commencent par relever minutieusement les mesures des portes, des fenêtres, des travées, des soubassements, des remplages, des impostes, des appareils de briques ou de pierre, etc… en sorte qu’ils soient lentement rendus sensibles aux proportions, aux rythmes et à la logique de l’architecture gothique flamande. L’architecture est affaire de détail : la partie dicte le tout, l’ordonnancement d’une façade sera donné par les dimensions d’une simple brique. Il faut étudier la construction par le détail pour comprendre, pas à pas, le cheminement qu’a voulu suivre le bâtisseur. Quel intérêt y aurait-il à produire le dessin d’une façade, fut-il parfaitement exact, si l’on ignore pourquoi l’architecte a disposé le pignon face à la rue, pourquoi celui-ci est ponctué de gradins, pourquoi le soubassement est en pierre dure quand le reste de la bâtisse est en pierre tendre, d’où vient que l’architecte a fendu sa façade d’une frise d’arceaux et pourquoi a-t-il bandé un arc au-dessus de chaque fenêtre ?
Nos étudiants auront beau faire de jolis dessins en perspective, il ne feront pas d’architecture tant qu’ils n’auront pas compris que la construction – ce qui se cache dans l’épaisseur de la façade – est au moins aussi important que ce qui se présente à leurs yeux. Une fois qu’ils auront intégré cette fondamentale leçon, ils deviendront des bâtisseurs conséquents qui, mis en face d’une feuille blanche, se demanderont d’abord : quel programme, quels matériaux, quel climat ? plutôt que de tracer à l’aveuglette des formes issues d’on-ne-sait quel temple d’Éphèse ou d’Agrigente.
Est-ce suffisant ? Non, bien sûr. Que représentent trois semaines – fussent-elles intensives – sur une année ? Nos écoles d’été sont bien trop courtes, bien trop petites et bien trop dérisoires pour représenter une véritable alternative à l’Université. Si une poignée d’étudiants parviennent – grâce à leur exceptionnelle force d’âme – à quitter l’Université pour se former par eux-mêmes, la plupart doivent serrer les dents et aller au terme de leurs études pour décrocher le précieux diplôme. Ce diplôme, c’est aujourd’hui le dernier argument des facultés d’architecture à bout de souffle. C’est pour ce diplôme, et non par envie, que des dizaines de milliers d’étudiants à travers l’Europe s’infligent, à l’heure où nous écrivons ces lignes, cinq ans d’un parcours soporifique ponctué de jury humiliants que nous appelons « études d’architecture ». Cesserait-il d’exister que l’université perdrait immédiatement son précieux potentat et que nous verrions des jeunes gens affluer par centaines, par milliers dans nos petites écoles. Car s’il y a bien une chose dont l’expérience nous a donné la certitude, c’est la suivante : il y a, parmi la jeunesse, un désir invincible d’action. Ce désir est à présent brimé parce que l’Université ne lui propose que des voies d’expression dégradées, travesties ou contraires à l’éthique. Mais offrez à la jeunesse un moyen de mettre ses actes en conformité avec ses aspirations et vous verrez fleurir partout les œuvres d’un art franc et bon, un art libre et populaire, un art ressuscité.
Alors que faire ?
Vers une école permanente d’architecture
L’architecture se réforme au gré des écoles. Les Beaux-Arts ont rendu à l’Europe le goût d’Athènes et de Rome, en Belgique les ateliers Saint-Luc ont dépoussiéré le gothique, tandis que le Bauhaus a converti l’Allemagne au modernisme. C’est pourquoi tous nos efforts convergent à présent vers la fondation d’une école d’architecture traditionnelle en Europe continentale. Cette école n’aurait pas pour but de faire prévaloir un style contre un autre, mais un principe : celui d’une architecture raisonnée. De quoi s’agit-il ? C’est une architecture libérée du dogme, qu’il s’agisse des versets de la Charte d’Athènes de Le Corbusier ou du canon de Vignole, une architecture qui, affranchie de la poursuite du « style », ne craint pas de s’attarder aux choses pratiques : le programme, les habitants, les matériaux, le sous-sol géologique, les ardeurs du climat, la vigueur du soleil, etc. C’est une architecture qui se souvient qu’elle est d’abord une τέχνη, une science, et que ce n’est que lorsqu’elle a disposé ses éléments avec logique, que la forme est dépouillée du superfétatoire et qu’elle entretient avec la structure un rapport de correspondance, et que l’architecte, enfin, a corrigé son ouvrage avec soin et minutie, que l’œil, alors, se plaît à reconnaître dans cette construction astucieuse, juste et raisonnée, le principe de la Beauté.
Car ce qui plaît à l’œil, plaît d’abord à la raison.
Les conditions pour que notre ambition aboutisse et qu’une telle école voie le jour sont simples à réunir : il faut rassembler sous un même toit l’enseignement de la conception et celui de la construction. L’architecture n’est plus un art, écrivait prophétiquement Viollet-le-Duc, du jour où la conception et les moyens d’exécution sont divisés. Mais réunissez le dessinateur et le bâtisseur, et vous obtiendrez le véritable Architecte, l’artiste complet. En d’autres mots : faites sortir l’architecte – à cette heure prostré derrière son ordinateur ou plus rarement derrière son papier à dessin – de son cabinet et conduisez-le sur un chantier pour voir comment l’on appareille un mur solide en moellons de pierre, conduisez-le au contact du charpentier qui le renseignera sur les propriétés du bois, et au contact du maçon qui sait jeter des fondations convenables… Vous verrez que la réunion de l’Architecte et de l’Artisan, du dessinateur et du constructeur, aura pour vertu de rehausser l’estime qu’ils ont l’un pour l’autre, de combler peu à peu le fossé qui s’est ouvert entre la théorie et la pratique et de rendre à l’architecte les connaissances qui lui manquent à ce jour et qui sont fondamentales si nous voulons réussir à rendre l’architecture plus humaine, plus belle et plus respectueuse de la Nature : les nobles sciences millénaires de la charpenterie, de la maçonnerie, de la stéréotomie de la pierre, de la couverture, de la ferronnerie, de la fabrication d’enduits, etc… En un mot : les nobles métiers de l’artisanat.

À l’origine, l’Architecte est celui qui donne forme à une culture et à la volonté d’un peuple. Il réifie l’imaginaire collectif. Il manipule les symboles qui véhiculent le sacré. Aujourd’hui encore, il concrétise les aspirations spirituelles d’une époque. Il faut donc, en plus des rigoureuses notions de construction dont nous venons de souligner la capitale importance, doter l’Architecte d’une ample culture historique et habituer son esprit au raisonnement. C’est pourquoi l’histoire et la philosophie sont des compléments indispensables à la formation de bons praticiens. Ces derniers étant au service de la Cité, il importe qu’ils possèdent ce fond d’empathie et d’humilité qui provient de la pratique philosophique et de la connaissance du passé. Aux sages, nul besoin de lois : l’Architecte ainsi reformé dans toute la plénitude de ses moyens fera, de lui-même, ce qui est bon, sans que l’État ou l’administration ne doive le lui rappeler constamment sous l’aiguillon de la contrainte. C’est ainsi et seulement ainsi, par l’instruction d’architectes autant versés dans la pratique que dans la théorie, érudits soucieux de ne point abuser des bontés de la nature, que nous pouvons espérer redresser le tragique destin de la modernité architecturale.
À toutes les bonnes âmes qui reconnaissent la pertinence du constat que nous venons de dresser et du programme que nous venons d’établir, nous disons : joignez vos efforts aux nôtres pour fonder, sur ce sol européen qui a vu s’épanouir le génie de l’architecture, un havre d’étude, de paix et de réconciliation.
Cet article a été publié en anglais dans le livret des 25 ans d'INTBAU (International Network for Traditional Building, Architecture and Urbanism)








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