top of page
Rechercher

Introduction à l’œuvre d’Eugène Viollet-le-Duc

  • Photo du rédacteur: Noé Morin
    Noé Morin
  • il y a 1 jour
  • 19 min de lecture

Par Noé Morin


En vadrouille à Paris, je passai faire un tour à la Cité de l’Architecture, sur le promontoire du Trocadéro, pour admirer la fameuse galerie des moulages où Eugène Viollet-le-Duc a pris soin de rassembler les copies des meilleurs morceaux de l’architecture française du Moyen Âge. Tympan de l’abbatiale de Conques, portail de l’abbaye de Moissac, chapiteaux de la cathédrale d’Autun, statuaire gothique en provenance des plus éminentes églises de France… Tout cela s’y trouve rassemblé, copié dans du plâtre à grandeur réelle et mis sous les yeux des étudiants parisiens, comme si la province était venue à Paris montrer ses plus précieux trésors. 


À la sortie, m’avisant de la présence d’une librairie, j’y entrai dans l’espoir de mettre la main sur quelque ouvrage de Viollet-le-Duc – il y en a tant ! – qui m’aurait échappé. Mais lorsque je fis part au libraire de l’objet de mes recherches, je le vis soudain prendre le visage de l’incompréhension béate, et me vis répondre : « Viollet qui… ? ». Je laissai là une affaire vouée, sans doute, à de nombreuses déceptions et pris mon congé. 


Galerie des moulages; Cité de l'Architecture, Paris
Galerie des moulages; Cité de l'Architecture, Paris

Sur le chemin du retour, passée la surprise, je ruminai mon échec en songeant qu’il était incroyable que Viollet-le-Duc fût un inconnu au sein même de l’institution, la Cité de l’Architecture, qui abrite sa galerie des moulages et qui accueille en ses murs l’École de Chaillot, où sont formés les architectes des bâtiments de France, et qui doit tant – voire tout – à son enseignement. Si l’ingratitude et l’amnésie allaient jusqu’à faire oublier son nom dans sa propre maison, alors nul doute que Viollet-le-Duc fût devenu étranger à l’université et aux manuels de l’histoire officielle. De fait, les étudiants que je rencontrai connaissaient son nom comme on connaît le nom de Charles VI, c’est-à-dire confusément, avec la vague impression qu’il a joué quelque rôle trouble dans l’histoire, mais sans pouvoir dire lequel. Même les célèbres historiographes du 20ème siècle que sont Pevsner et Giedion négligent son importance – alors même que les Entretiens, son œuvre la plus célèbre, avaient été traduits en anglais dès 1875 et que la pensée de Viollet-le-Duc s’était répandue dans les pays limitrophes de la France, en Angleterre et aux États-Unis comme une trainée de poudre dans le dernier quart du 19ème siècle. Ruskin, que l’on n’a guère oublié, l’appelait « le guide le mieux informé, le plus intelligent et le plus attentionné pour l’art de 800 à 1200 ». Refermant la dernière page de son Dictionnaire, il déclara : « Il n’existe qu’un seul livre de valeur sur l’architecture, il contient tout avec rectitude. C’est celui de monsieur Viollet-le-Duc ». 


ree

Leroy Buffington, l’architecte américain réputé avoir conçu le premier gratte-ciel du monde, le Home Insurance Building à Chicago, disait volontiers que l’idée lui était venue grâce à la lecture des Entretiens de Viollet-le-Duc où ce dernier suggère qu’on pourrait se servir des matériaux modernes, la fonte et le fer, pour construire un squelette recouvert d’un manteau de pierre. À la même époque, Louis Sullivan, et plus tard son mentor Frank Lloyd Wright, se diront influencés par les écrits de Viollet-le-Duc. 


Hôtel van Eetvelde, Bruxelles, par Victor Horta, 1901
Hôtel van Eetvelde, Bruxelles, par Victor Horta, 1901

En Angleterre, William Eden Nesfield et George Edmund Street s’en disent proches, tandis que Shaw, Waterhouse, Lethaby, Henry Wilson comptent parmi ses disciples. Mais c’est peut-être ailleurs, aux Pays-Bas et en Belgique, qu’on trouve ses plus fidèles héritiers. À commencer par le Belge Victor Horta qui, dans sa Maison du Peuple, son atelier ou l’Hôtel Van Eetvelde à Bruxelles, parvient à donner chair aux dessins et aux théories que Viollet-le-Duc avait rapidement esquissés dans ses derniers Entretiens (sur l’usage du fer et de la fonte en combinaison avec la pierre). Berlage, avec sa bourse d’Amsterdam, prouve qu’il a lui aussi parfaitement compris la théorie de l’architecture exposée dans les Entretiens. En quoi consiste cette théorie ? 


L’architecture raisonnée


Viollet-le-Duc démontre que l’architecture est soumise à des lois matérielles qui font procéder la forme de ses moyens de mise en œuvre. Par exemple, si l’on veut comprendre quelque chose à l’ordre dorique, il faut se pencher sur les conditions du chantier grec et, par conséquent, sur les conditions de l’état social grec, connaître l’outillage du tailleur de pierre, savoir ou supposer les moyens dont disposaient les ouvriers pour acheminer les blocs de pierre de la carrière jusqu’au temple, puis les machines dont ils se servaient pour lever et poser ces blocs à leur juste place. Il faut connaître les propriétés du matériau, les rigueurs du climat, les éventuels périls encourus, puis, lorsqu’on aura obtenu un tableau suffisamment précis de la situation, déduire, en employant la logique, les raisons qui poussèrent les Grecs à canneler les fûts de leurs colonnes, à donner à ces fûts une forme circulaire et non carrée, à surmonter ces colonnes de tailloirs saillants, et ces tailloirs d’une double rangée d’architraves, etc. Ainsi peut-on trouver « la raison de toute forme, car toute forme a sa raison », écrit Viollet-le-Duc. Et dans le « style », c’est l’expression donnée à la matière par la raison que l’œil se plaît à reconnaître. Car pour Viollet-le-Duc, ce qui plaît à l’œil, plaît d’abord à la raison. 


Dessin constructif d'un temple dorique, Viollet-le-Duc, Entretiens sur l'Architecture
Dessin constructif d'un temple dorique, Viollet-le-Duc, Entretiens sur l'Architecture

Il existe en architecture des règles imposées par les lois naturelles de la statique. Une colonne reposant sur sa plus petite section, parce qu’elle contredit ces lois, fera naître chez l’observateur un sentiment de malaise. L’œil admet ces lois d’instinct, avant même qu’il soit nécessaire de faire intervenir le raisonnement. Cette intuition est naturelle chez l’homme, et la raison la confirme presque toujours. En architecture, le « style » est donc le produit raisonné de l’application des lois matérielles. Par conséquent, un style appartient au peuple et à la période qui l’ont vu naître : il ne peut être transposé dans le temps, ni dans l’espace. Viollet-le-Duc prend l’exemple du Parthénon qui, s’il était transporté à Édimbourg, sous le ciel pluvieux d’Écosse, deviendrait immédiatement une œuvre ridicule parce qu’il serait en inadéquation avec les nécessités locales du climat, les mœurs et l’état social écossais, aussi sûrement qu’un palétuvier de mangrove serait malheureux si l’on cherchait à le faire pousser dans le jardin du Luxembourg. 


Cette dernière comparaison n’est pas aussi saugrenue qu’il n’y paraît : Viollet-le-Duc tisse lui aussi, plus d’une fois, la métaphore biologique. Dans la description qu’il fait du développement de l’architecture gothique, il prend soin de rappeler que tous les membres de cette architecture sont la conséquence de besoins de la structure. Comme dans l’ordre du vivant, il n’est pas un phénomène, pas un membre ou un appendice, qui ne soit le produit d’une nécessité organique. Là où la méthode formaliste s’avère incapable d’expliquer la transition du roman au gothique autrement que par des arguments psychologiques comme ceux de M. Wölfflin, esthétiques comme ceux de M. Focillon qui va jusqu’à nier l’existence d’une filiation entre l’art roman et celui du 13è siècle, qu’il trouve plus proche de l’art… boudhique !, ou encore des arguments intellectuels tels qu’avancés par M. Panofsky dans son Architecture gothique et pensée scolastique qui, sans manquer d’un profond intérêt, se cantonnent à énumérer les correspondances entre l’architecture et la pensée scolastique qui n’est elle-même qu’un sous-produit de la révolution urbaine du 12è siècle – bref, là où le formalisme piétine, le matérialisme de Viollet-le-Duc triomphe et nous permet de comprendre que l’église gothique du 13è siècle est le résultat d’une longue série d’épreuves structurelles – toutes relevées avec brio par le bâtisseur laïc – débutant par l’abandon progressif des charpentes romaines (en bois) et leur remplacement par des voûtes (en pierre). De là provient le tâtonnement de l’architecture romane et sa résolution dans le compromis gothique de la voûte d’ogive et de l’arc-boutant. Sans en passer par l’étude approfondie des problèmes de structure, on demeure incapable de donner une interprétation convaincante à l’évolution des formes car, comme nous le disions à l’instant, la forme procède de la structure. « Toute architecture procède de la structure, et la première condition qu’elle doit remplir, c’est de mettre sa forme apparente d’accord avec cette structure », écrit Viollet-le-Duc. 


La Congrégation et l’Impie


Ainsi Viollet-le-Duc débute-t-il son récit de l’architecture grecque (Deuxième Entretien) en liquidant un mythe, le mythe installé par Vitruve et Laugier selon lequel les temples grecs furent à l’origine construits en bois. Marc-Antoine Laugier, historien français du 18ème siècle, avait dans son Essai sur l’Architecture cherché à décrire la construction primitive en supposant que les premiers hommes avaient planté quatre troncs carrés dans le sol, les avait reliés à l’aide de quatre traverses et avait chapeauté le tout d’une toiture inclinée en branchages. Ce tout ressemblait à s’y méprendre à l’ossature d’un temple grec. Le récit mythologique de Laugier que certains ‘érudits’ ânonnent toujours à l’heure où nous écrivons ces lignes, faute de s’intéresser aux trouvailles de l’archéologie, était un mythe doublement opportun. Pourquoi ?


Frontispice de l'Essai sur l'Essai sur l'Architecture de Marc-Antoine Laugier, 1755
Frontispice de l'Essai sur l'Essai sur l'Architecture de Marc-Antoine Laugier, 1755

D’abord, il permettait de consolider le prestige du classicisme en faisant valoir que c’était la toute première architecture de l’histoire, le premier foyer de l’homme dont le style s’était imposé naturellement à nos lointains ancêtres. Ce naturalisme devait être le fondement de la supériorité ontologique du classicisme sur tous les autres styles. Ensuite, la fable de Laugier contribuait à prouver l’absence de corrélation entre la forme et la structure. L’argument, en somme, était le suivant : puisque les premiers temples étaient faits de bois, et que leur architecture s’est conservée à l’identique dans la pierre, c’est donc que le matériau de structure ne doit avoir aucune influence significative sur le style. Qu’elle soit en bois, en pierre, en brique ou en plâtre, qu’importe le matériau, pourvu que l’architecture soit classique ! De fait, les Romains, en copiant l’apparence des ordres grecs qu’ils engagèrent dans la façade de leurs monuments civils, comme un vêtement dont on recouvre un corps, ajoutèrent à la confusion et installèrent la croyance selon laquelle le style n’est qu’un parement, une surface modifiable à l’envi, que l’on peut greffer sur n’importe quel support. Cette croyance est l’origine du façadisme actuel. Mais ce faisant, les Romains trahirent le caractère architectonique des ordres grecs ; ils cherchèrent à en imiter le style sans en adopter le principe constructif. Voulant combiner les ordres grecs avec l’arc étrusque, l’architecte romain engagea des colonnes contre les pieds-droits de son arc et leur fit porter, par-dessus l’archivolte, une architrave, comme on peut le voir dans l’Arc de Constantin ou dans les parties d’origine du théâtre de Marcellus. Or, si l’arc possède une fonction, c’est bien celle de décharge : il devrait être, au contraire, placé au-dessus de la plate-bande qui peut à peine se porter elle-même. La chose fragile doit toujours être protégée par la chose résistante et non le contraire, écrit Viollet-le-Duc. On ne voit pas quelle pourrait être l’utilité d’un arc placé sous un architrave, sinon de sacrifier à l’arbitraire du goût et aux caprices de l’ostentation dont les Romains se rendirent si souvent coupables. 


Arc de Constantin, Rome, 315 après J.C.
Arc de Constantin, Rome, 315 après J.C.

Le génie des Romains existe cependant, mais il ne réside pas dans les formes qu’ils allèrent puiser chez d’autres peuples : le génie romain se trouve dans l’ordonnancement des plans de leurs grands monuments et dans le principe d’une maçonnerie astucieuse, performante et économique, rendue possible par le haut degré d’organisation de ce peuple, au point qu’il couvrit le sol européen de son architecture. Autant le Romain est-il fécond et ingénieux lorsqu’il construit, autant est-il stérile lorsqu’il veut décorer, assène Viollet-le-Duc. C’est que le Romain postule une différence entre décoration et construction ; il prend les ordres grecs comme un cadre, une décoration qui lui sert à orner sa construction. 


Qu’une telle confusion ait pu prospérer dans l’empire de César à cause d’une interprétation erronée de l’art grec, voilà une singulière erreur, mais que sur les miettes fumantes de Rome elle ait été ramassée, mille ans plus tard, par les mains les plus illustres de la Renaissance italienne, ces mêmes mains qui allaient s’employer à rédiger les canons qui règneraient sur l’architecture classique, voilà une erreur aux retentissants effets ! C’est cette erreur que Viollet-le-Duc s’emploie à corriger pendant sa carrière d’intellectuel, un combat qui ne manque pas de lui attirer l’antipathie des défenseurs autoproclamés des canons, c’est-à-dire l’Académie des Beaux-Arts. 


De l’Académie des Beaux-Arts, Viollet-le-Duc se moque autant que Molière a pu se moquer des médecins et de leur tartufferie. La « congrégation », comme il l’appelle, est un monopole sous l’aile de l’État. Or, tout monopole conduit à l’infériorité de la production, tandis que l’aile de l’État garantit, autant qu’elle étouffe, l’existence de cette institution vouée à la promotion du style national. Dès lors que l’État se mêle d’architecture, celle-ci n’est plus libre d’évoluer au gré des besoins et des nécessités sociales puisqu’elle se voit mise au pas et obligée d’adopter le langage stérile de la propagande publique. « Il s’élèverait un immense éclat de rire, écrit Viollet-le-Duc, si un jour l’État se prenait à ouvrir une école de littérature, s’il faisait faire des romans ou des comédies à des jeunes gens, à certaines heures, s’il les mettait en loge pour se livrer à leurs conceptions, s’il leur donnait des prix et s’il les envoyait à Rome pour mieux connaître Tacite ou Cicéron, ou en Espagne pour étudier l’ancien théâtre espagnol ». Ce qui est vrai de la littérature, l’est aussi de l’architecture ; et si nous, citoyens du 21ème siècle, ne comprenons plus l’objet de ce scandale, c’est que nous nous sommes par trop habitués à ce que l’État s’insinue partout, et en premier lieu dans l’université. 


L’Académie, du temps de Viollet-le-Duc, jouait le rôle de gardien du temple. En tant que tel, elle édictait le bon goût, réprimait le mauvais, décernait les récompenses et veillait soigneusement à ce que les canons d’un classicisme hors d’âge fussent scrupuleusement enseignés et respectés. Son hostilité à l’égard de Viollet-le-Duc ne s’explique pas uniquement par les critiques acerbes que ce dernier lui adresse, ni par son plaidoyer pour l’indépendance des arts, cette hostilité est dirigée d’abord contre l’œuvre elle-même, et plus précisément contre son caractère de scientificité rigoureuse. Viollet-le-Duc, dans ses Entretiens et son Dictionnaire, fait voler en éclats les incongruités de l’histoire officielle, il abolit les piédestaux où l’académie avait trouvé refuge. Sa manière implacable de sonder l’histoire, l’aisance avec laquelle il déroule son raisonnement, l’allégresse que ce dynamitage en règle procure au lecteur, sa langue simple et limpide, cet esprit si libre et moderne que l’on se plaît à suivre dans les nombreux boulevards qu’il ouvre pour la pensée, tout cela est original mais pas unique : c’est le même esprit qu’on retrouve, à la même époque, chez un Marx, un Darwin, un Bourgery, un Hegel. À l’instar de Darwin qui découvre la loi du développement des espèces, c’est-à-dire un principe d’interprétation de l’histoire (la sélection naturelle) permettant de trouver un sens à la confusion apparente d’espèces biologiques dissemblables, Viollet-le-Duc met au point une théorie unificatrice de l’histoire de l’architecture mue par le principe de raison. Face à la diversité des styles et la multiplicité des formes que l’architecture a revêtues au cours du temps, il comprend que cet apparent chaos peut être ramené à un principe explicatif unique : le raisonnement entendu comme suite logique de décisions tendant vers une plus grande utilité. Dans les Entretiens, grâce aux informations qu’il avait accumulées sur les Grecs et les bâtisseurs du Moyen Age, il parvient à démontrer la pertinence de son principe. Dans des écrits ultérieurs, comme son Histoire de l’habitation humaine, il va plus loin : grâce à quelques notions d’anthropologie et de maigres connaissances archéologiques, il reconstitue la trajectoire de l’architecture vernaculaire dans l’histoire de plusieurs civilisations – la Chine, l’Indus, la Mésopotamie, l’Égypte, etc – en faisant fonctionner le pouvoir déductif de son système d’architecture raisonnée. Si l’Histoire de l’habitation humaine nous apparaît aujourd’hui dépassée et approximative, elle n’en était pas moins, en 1875, à sa parution, une des tentatives les plus abouties de description de l’architecture vernaculaire à travers le monde. Du reste, ses Entretiens et son Dictionnaire, demeurent, à ce jour, des documents extrêmement rigoureux et fournis sur l’histoire de l’architecture et en particulier de l’architecture médiévale. 


L’oubli de Viollet-le-Duc


Alors pourquoi cette œuvre si riche et féconde, qui ne demandait qu’à être poursuivie, n’a-t-elle pas été reprise là où Viollet-le-Duc l’a laissée à sa mort, en 1879 ? Pourquoi, en plus de ne pas avoir été reprise, son œuvre a-t-elle été si vivement décriée et si injustement discréditée par ses pairs pendant la première moitié du 20ème siècle, alors même que l’académie des Beaux-Arts, qui avait maintes raisons de vouloir ternir sa réputation, n’exerçait plus sa traditionnelle influence ? De fait, se trouve ici un paradoxe, qui est le suivant : Viollet-le-Duc, généralement considéré comme l’un des inspirateurs du mouvement moderne, est également répudié par ce même mouvement. Cela mérite quelques explications. 


Viollet-le-Duc entame sa carrière en 1838 lorsqu’il entre au service de l’inspecteur général des monuments historiques, le célèbre Prosper Mérimée, en tant qu’auditeur suppléant. Il est alors âgé de 24 ans ; il a déjà enseigné le dessin dans une petite école parisienne et a passé presque deux ans en Italie pour étudier les monuments de l’Antiquité et se forger sa propre idée de la Renaissance. Il dira, à ce propos, être désappointé par Palladio et Vignola, mais enthousiasmé par Bramante. C’est sur la route du retour d’Italie qu’il traverse la France dont il découvre le patrimoine médiéval. Ce regain d’intérêt pour le Moyen Age n’est guère exceptionnel puisqu’Hugo vient de publier Notre-Dame de Paris (1831) et qu’Arcisse de Caumont, fondateur de la société des Antiquaires de Normandie et inventeur de l’épithète « roman », œuvre sans relâche pour approfondir les études médiévales. Mais il faut bien admettre qu’en dehors de quelques érudits comme Arcisse de Caumont, le goût pour le Moyen Age n’est guère partagé que par les romantiques, tandis qu’au sein des institutions, en particulier de l’Académie, il est franchement réprouvé. 


De retour d’Italie, donc, et sensible déjà aux prémices françaises du mouvement néogothique, le jeune Viollet-le-Duc se met au service des monuments historiques. En 1840, il écope de son premier grand chantier, le sauvetage de la basilique de Vézelay qui, comme l’écrit Mérimée, a subi « des dégradations épouvantables » et menace de s’écrouler. Ce chantier, qui s’étale sur presque vingt ans, sera l’occasion pour le jeune Viollet-le-Duc de prouver sa valeur d’architecte et de rassembler nombre d’observations utiles qui viennent enrichir la matière de son Dictionnaire. C’est le début d’une longue série de restaurations : la Sainte-Chapelle (1842), Notre-Dame de Paris (1843), Carcassonne et ses remparts (1844), Saint-Sernin de Toulouse (1846), Saint-Denis (1846) entre autres. Sur ses chantiers, Viollet-le-Duc fait preuve d’imagination ; fort de vastes connaissances accumulées, il entreprend de compléter les édifices là où il estime que le bâtisseur médiéval n’a pas eu le temps, le luxe ou la possibilité de le faire. « Restaurer un édifice, dit-il, ce n'est pas l'entretenir, le réparer ou le refaire, c'est le rétablir dans un état complet qui peut n'avoir jamais existé à un moment donné ». Il n’hésite pas à modifier, retrancher ou à ajouter des éléments qui ne figuraient pas dans les plans d’origine, comme par exemple le célèbre ajout d’une flèche au-dessus de la croisée du transept de Notre-Dame de Paris, sa reconstruction très personnelle du château de Pierrefonds ou encore le nouveau tympan qu’il fit placer sur le portail de la façade occidentale de Vézelay. 


Vézelay, église, façade avant restauration, Viollet-le-Duc, 1840
Vézelay, église, façade avant restauration, Viollet-le-Duc, 1840

Cette manière de restaurer, que l’on pourrait qualifier de « restauration créative », a été violemment critiquée au 20ème siècle, où l’on a été jusqu’à dérestaurer des ajouts personnels de Viollet-le-Duc, comme les tours du porche qu’il avait conçues pour la basilique Saint-Sernin de Toulouse. Ces interventions lui vaudront d’être appelé « un des plus grands criminels de l’histoire » par l’architecte Achille Carlier et le critique d’art André Hallays. Bien qu’excessives (donc insignifiantes), ces calomnies montrent l’hostilité qui entourait, comme un nuage infamant, le nom de Viollet-le-Duc en cette première moitié de 20ème siècle. Cette hostilité sortait d’une nouvelle idée, concomitante de l’avènement du mouvement moderne, selon laquelle il fallait désormais prohiber toute immixtion de l’architecte dans les bâtiments historiques. Il s’agissait de tracer une ligne infranchissable entre le passé du patrimoine et le présent de l’architecture. Si, au demeurant, un bâtiment de patrimoine devait nécessiter des travaux de restauration, on exigeait de l’architecte qu’il s’en tienne à la « remise en état » de l’édifice. C’est l’idée, enfin, qui alimenterait les Chartes d’Athènes (1931) et de Venise (1964) consacrant, pour de bon, la doctrine archéologique de la restauration du patrimoine.   


Restauration créative du château de Pierrefonds par Viollet-le-Duc
Restauration créative du château de Pierrefonds par Viollet-le-Duc

D’autre part, si Viollet-le-Duc est généralement considéré comme un précurseur de la modernité par les historiens de l’architecture, un second examen aura tôt fait d’effacer ce premier constat et de lui faire endosser toute la responsabilité de l’architecture néogothique française. S’il ne fallait retenir qu’un seul nom pour illustrer le renouveau gothique de l’architecture au 19ème siècle, ce serait assurément le sien, comme ce serait celui de Pugin pour l’Angleterre ou de Bodo Ebhardt pour l’Allemagne. Toutefois, si Viollet-le-Duc a effectivement consacré une somme, son Dictionnaire, à l’étude de l’architecture française du Moyen Age, il ne caressait pas le projet d’un grand bond dans le passé. Et à ce sujet, il ne saurait être plus clair que lorsqu’il écrit : « le but que l’on poursuit en étudiant l’architecture médiévale ne devrait pas consister à faire revenir les artistes en arrière, de répéter ce que d’autres ont dit, et d’ériger dans notre pays des maisons et palais du 13ème siècle. Si c’est ce que fait l’architecte, il n’est alors que le costumier qui nous habille selon nos fantaisies ». 


Si l’architecture médiévale possède un intérêt, au-delà de ses vastes richesses artistiques et symboliques, c’est bien dans l’ingéniosité des réponses qu’elle a apportées à des enjeux de structure, dans l’usage économe qu’elle a fait de la pierre, dans l’importance qu’elle a donné à la voûte et l’originalité du nouveau système constructif qu’elle a engendré, à la fois souple et résistant, et enfin dans la modestie des surfaces ménagées pour la retombée des charges ; ces mêmes réponses, quelques six cent ans plus tard, sont toujours pertinentes, avance Viollet-le-Duc. Aux défis posés par l’architecture du fer et de la fonte, de la construction économique en pierre et de la bonne harmonie des ornements, il entend pourvoir grâce aux enseignements tirés de l’étude de l’architecture gothique. « Il est impossible d’ériger des bâtiments grecs ou romains en utilisant certains matériaux fournis par les inventions modernes – le fer par exemple –, écrit-il, alors que les principes et méthodes créés par les architectes laïques de la fin du 12ème siècle s’adoptent d’eux-mêmes, sans aucun effort, à l’usage de ces nouveaux matériaux. » C’est donc pour les services qu’elle est susceptible de rendre à la modernité, et non par aléatoire, que Viollet-le-Duc consacre tant d’effort à étudier l’architecture médiévale. Il serait erroné de prendre son œuvre pour un anachronisme. Quiconque ayant lu ses Entretiens sait que Viollet-le-Duc n’est pas réactionnaire – pour lui, ce qui est passé est passé, irrévocablement. Son intérêt pour l’histoire est essentiellement intellectuel : la connaître pour s’en servir. Et non : la connaître pour la reproduire. 


A la différence de nombre de ses contemporains qui échouèrent à concilier leur amour du Moyen Age avec une vision progressiste de l’histoire, et qui par conséquent tombèrent dans un romantisme aux allures réactionnaires, Viollet-le-Duc parvint à contourner cet écueil en établissant une distinction entre le principe et le style de l’architecture. D’après cette distinction, deux architectures semblables par leur style peuvent diverger dans leur principe. Par exemple, l’architecture des Grecs et celle des Romains ont beau se ressembler parce qu’elles emploient les mêmes ordres (elles sont apparentées par le style), leurs principes respectifs n’en demeurent pas moins éloignés. L’une, la Grecque, repose sur l’expression formelle de la structure, la lisibilité architectonique, la stabilité acquise par la superposition de blocs de pierre, la rigueur de l’artiste rompu à l’exercice de la logique et au raisonnement. Faite avec peu de moyens par un peuple qui dédaigne les besognes inintelligentes, elle est l’œuvre d’une volonté puissante et d’une main experte, cette œuvre à laquelle on ne peut ni ajouter ni retrancher sans mettre en péril l’harmonie qui provient d’une juste collaboration de l’art et de la raison. 


L’autre, la Romaine, cherche à imiter les ordres grecs sans les comprendre. Elle couvre ses monuments princiers d’ornements pris à l’ordre corinthien, que les Grecs utilisaient avec parcimonie et réservaient à de petits édifices. A l’intérieur de ses vastes basiliques et dans les salles de ses thermes, l’architecte romain surmonte ses colonnes d’un entablement complet et d’une corniche – on se demande en vain ce que signifie une corniche, c’est-à-dire un abri, sur une colonne placée dans un intérieur… Au pied d’une colonne dorique, il ajoute une plinthe carrée pour en accentuer l’effet de monumentalité, alors que c’est justement de la vision du fût jaillissant du sol même que le génie grec tire un sentiment supérieur. Bref, le Romain cherche l’effet, le style, la beauté mais il ne sait comment l’obtenir. Alors, il en adopte l’apparence et en néglige le principe. Il engage ses colonnes en pierre dans une maçonnerie faite de briques, de blocage et de mortier. Il plaque ses ornements sculptés comme une croûte rigide sur cet amas de matière qui conserve sa forme grâce aux vertus d’un excellent mortier. Là où le Grec empile des pierres, le Romain les agglomère : Viollet-le-Duc appelle cela la « concrétion ». Quoique de style semblable, les architectures grecque et romaine procèdent en fait de principes constructifs fort différents. Alors que l’historien formaliste se laisse abuser par le masque hellénisant revêtu par l’architecture romaine, la catégorie conceptuelle de « principe » érigée par Viollet-le-Duc permet de voir, par-delà les apparences, la nature constructive de l’architecture. C’est donc au principe de l’architecture grecque que Viollet-le-Duc entend rester fidèle, de même que c’est le principe de l’architecture médiévale qu’il souhaite voir appliqué dans les œuvres du 19ème siècle. Voilà comment Viollet-le-Duc transcende la posture réactionnaire et parvient à identifier une filiation entre des formes et des époques qu’aucun historien n’avait osé rapprocher jusqu’alors : l’Athènes de Socrate, l’Europe de Villard de Honnecourt et le 19ème siècle rationaliste. 


Extrait du Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, entrée "flèche", Viollet-le-Duc
Extrait du Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, entrée "flèche", Viollet-le-Duc

Il serait abusif, on le voit, de ranger Viollet-le-Duc dans la catégorie des néogothiques sans autre forme de procès. Sa pensée est dénuée de la nostalgie et de l’idéalisation du Moyen Age qui sont les caractéristiques de ce mouvement. Sa pratique, quant à elle, si elle a pu laisser penser qu’il s’abandonnait, à Pierrefonds ou à Saint-Denys-de-l'Estrée par exemple, à des penchants rétrogrades, doit être interprétée pour ce qu’elle est : la solidification de la théorie dans la pierre. À Pierrefonds, Viollet-le-Duc s’adonne à toutes les expériences permises par un chantier de restauration titanesque et les crédits illimités de l’Empereur : c’est là que s’élabore la matière de son Histoire d’une forteresse et de son Essai sur l'architecture militaire au Moyen Age. Ses chantiers sont les laboratoires où il éprouve ses théories. Il serait vain d’y chercher autre chose que le produit d’un exercice. 


Château de PIerrefonds, Salle des Preuses, Viollet-le-Duc, peinture par Charles Giraud (1819-1892)
Château de PIerrefonds, Salle des Preuses, Viollet-le-Duc, peinture par Charles Giraud (1819-1892)

En revanche, dans ses derniers Entretiens, Viollet-le-Duc laisse des indications sur la manière dont il entend que l’architecture soit faite aujourd’hui. Il s’agit de dessins montrant comment l’on pourrait construire et voûter une grande salle à l’aide de pierre, de brique, de fer et de fonte, comment l’on pourrait remplacer la structure traditionnelle d’un marché couvert par de puissants bras métalliques soutenant un plafond tapissé de voussettes en briques, comment l’on pourrait arrimer des pieds de voûtes à la maçonnerie de murs en pierre au lieu de les faire retomber sur des colonnes, etc. Ces dessins, quoique peu nombreux, ont produit une puissante impression dans l’imaginaire d’une génération de lecteurs - Horta, Hankar, Van de Velde, Berlage, Guimard, Perret, Gaudi, Sullivan – la génération dont on a déjà dit plus haut qu’elle inventerait l’Art Nouveau, au point d’entrainer l’architecture dans une voie prometteuse, celle d’un modernisme passé au crible de la raison. Cette voie n’est pas celle de la tabula rasa corbuséenne, ni celle de la révolution Bauhaus, qui sont toutes deux des émanations réactionnaires de la pensée romantique fondées sur l’irrationalisme (cfr notre article intitulé Critique de la Modernité Réactionnaire). 


Dessin tiré des Entretiens, Viollet-le-Duc
Dessin tiré des Entretiens, Viollet-le-Duc

La modernité de Viollet-le-Duc est tout autre. Elle n’est pas l’abandon de la tradition, mais, au contraire, son parachèvement. Dans ses dessins, Viollet-le-Duc propose de remplacer certains membres de l’architecture traditionnelle par de nouveaux matériaux, là où cela s’avère utile, là où l’usage s’en trouve simplifié, pour permettre un gain de place, améliorer la portance et réduire la section des supports… bref, rien qu’un bâtisseur d’autrefois n’aurait refusé de faire lui-même ! Ses projets sont fondés sur des raisonnements rigoureux, une connaissance encyclopédique de la tradition et un vif désir de contribuer à son progrès.  


Quelle triste ironie que son nom ait été associé aux démolisseurs, aux saccageurs, à la mégalomanie et à la folie des grandeurs du mouvement moderne… Entre un Viollet-le-Duc et un Walter Gropius, rien de commun, si ce n’est le fil ténu que des historiographes peu consciencieux ont essayé de nouer entre l’école rationaliste de la fin du 19ème et l’avant-garde moderniste du début du 20ème siècle. Les uns, dignes héritiers des bâtisseurs de cathédrales, dépositaires de la science et de la raison, ont œuvré en dépit de la pauvreté de leurs moyens à l’édification de nefs dépassant l’imagination. Leur anonymat les honore. Les autres n’ont pas eu tant de scrupules à apposer leurs noms partout où ceux-ci pouvaient être vus, reconnus et achetés ! Car le culte de l’égo du mouvement moderne n’est pas sans arrière-pensée : il correspond au nouvel état de l’économie où l’architecture, transformée en marchandise, devient un objet d’enrichissement, et où l’architecte, transformé en dépositaire de marque, peut désormais être acheté. Entre les uns et les autres, entre les ouvriers assidus de l’architecture et les marchands sans scrupule du mouvement moderne, il y a un gouffre de différence. 


Que Viollet-le-Duc soit rangé à la hâte parmi les partisans du modernisme échevelé est une regrettable erreur de jugement, lui qui a passé sa vie au chevet du patrimoine, lui qui s’est efforcé de trouver l’unité dans l’histoire alors qu’on cherchait sans cesse à y voir des schismes et des ruptures, lui qui, enfin, a laissé une œuvre prodigieuse, dont l’envergure intellectuelle se mesure à celles de Philibert De l’Orme ou d’Alberti. Nos vœux sont pour lui. Que cet excellent architecte, ce restaurateur avisé et ce pédagogue de merveille soit enfin reconnu pour ce qu’il est : le dernier humaniste. Que l’histoire officielle fasse amende honorable et rectifie le jugement hâtif et aberrant qu’elle a prononcé sur lui en l’associant à une coterie réactionnaire. Qu’un éditeur bénévolent veuille bien rééditer ses ouvrages, à commencer par les Entretiens, et qu’un vaste public s’en empare ! Pour ce que le meilleur moyen de payer sa dette à un brillant défunt, est encore de le lire. 


Viollet-le-Duc photographié par Nadar vers 1879
Viollet-le-Duc photographié par Nadar vers 1879

 
 
 

Commentaires


La Table Ronde de l'Architecture asbl

(association sans but lucratif)

Email - contact@latablerondearchitecture.com

8000, Bruges - Numéro d'entreprise: 0761.339.043

Banque TriodosIBAN: BE18 5230 8128 5065

BIC/SWIFT: TRIOBEBB

Communication: "don pour la TRA - nom et prénom"

Nous vous remercions pour votre confiance !

©2024 La Table Ronde de l'Architecture ASBL

  • Instagram
bottom of page