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Noé Morin

Le Corbusier, le christianisme et les robots

Par Noé Morin, Vice-président de la Table Ronde de l'Architecture


Le christianisme a enfanté deux traditions esthétiques antagonistes, l’une favorable à la profusion, l’autre au dépouillement ; l’une chantant les louanges des beautés naturelles d’une manière quasiment hédoniste, l’autre prêchant la pureté de l’ascèse et la vie de l’esprit hors du monde. À bien des égards, Le Corbusier est tributaire de cette seconde tradition, dont il tirera une architecture matérialiste, puritaine et contre-nature. 


  1. La Querelle des images


L’Europe a été façonnée par le christianisme et si l’on veut comprendre les fluctuations de l’esprit européen dans le temps, il nous faut recourir à ce que le juriste Carl Schmitt a baptisé la sécularisation, autrement dit la transposition de principes de foi dans le champ social. Mais le christianisme n’est pas monolithique et ses jugements artistiques n’ont eu de cesse de varier. Au commencement, c’est une force agissante qui s’ingère dans les questions artistiques par le biais de la doctrine. Le deuxième Concile de Nicée en 787 en est sans aucun doute le meilleur exemple. Il met un terme à la longue querelle de l’iconoclasme qui voyait l’empire byzantin se déchirer autour de la question suivante : peut-on vénérer Dieu à travers les icones ? À Nicée, les Pères conciliaires tranchent définitivement en faveur des images, qui ne sont pas vénérées pour elles-mêmes mais bien pour le divin qu’elles véhiculent. Il s’agit là d’un tournant significatif de l’histoire dont l’écrivain Régis Debray dira qu’il marque la naissance de l’Occident « visuel ». « L’Occident moderne doit à la percée opérée par la théologie byzantine dans le champ monothéiste d’être devenu la civilisation de l’image, et à ce titre, la plus conséquente de la planète », écrit Debray. C’est en effet le début d’une longue tradition occidentale de la représentation personnelle du divin, contrairement à la tradition islamique, par exemple, qui réprouve la représentation de Dieu sous une forme figurée et dont la propension naturelle à la géométrie et à l’abstrait la distingue nettement des arts chrétiens. 


Débute en Europe une période féconde. Les artistes byzantins émigrent à Sienne et Florence et préparent le terrain au Quattrocento italien. Les icones naïves se muent en peintures à l’huile toujours plus théâtrales et précieuses : l’on voit se multiplier les Christs en croix plus vrais que nature, exhibant des blessures atroces qui font naître dans l’imagination du public un avant-goût sommaire des souffrances endurées par le Fils, ainsi que des vierges éplorées destinées à éveiller l’amour et la compassion. Le Christ a mille visages, chaque artiste le peignant différemment, et cependant il est reconnaissable entre mille. La spécificité des arts chrétiens, c’est de raconter continuellement la même histoire sans jamais susciter l’ennui. Par la grâce d’infimes détails, la signification d’un regard, la volupté d’un corps féminin ou la parure d’une mitre, l’artiste choisit de dévoiler une Marie rédemptrice ou maternelle, un Christ-Roi ou ascète, un christianisme ostentatoire ou frugal. 


Lamentation sur le Christ mort, Sandro Boticelli, 1490

Ces conceptions s’affrontèrent durement au sein du christianisme, au sein du catholicisme même, à travers la Réforme bien sûr, qui, comme l’a dit le quaker Robert Barclay au XVIIème siècle, condamnait ardemment les formes ostensibles du luxe. Les Réformés réprouvaient la foi dispendieuse. La vue des excentricités du culte catholique romain leur était insupportable, si bien qu’à l’intérieur du mouvement calviniste naquit un nouvel iconoclasme. Dans son intransigeance, Calvin interdira la présence des images suscitant l’idolâtrie dans les églises, il fera retirer les vitraux des temples et s’insurgera contre les images de la dévotion médiévale, ces humbles totems de la foi populaire. Son iconoclasme prend racine dans son esprit rétif au miracle eucharistique. Calvin ne croyait pas au surnaturel de la transsubstantiation : à ses yeux, le pain demeurait du pain et le vin demeurait du vin, et quoiqu’il admettait que le Christ fût présent spirituellement pendant l’opération, il refusait de croire que le pain et le vin changeassent réellement de nature. De la même manière, sa pensée réaliste lui valut de s’emporter contre le culte des images, qu’il qualifia d’idolâtrie sans plus d’ambages. 


Comme l’a écrit le théologien Jérôme Cottin, la dureté du calvinisme, qui avait déclaré la guerre à la « poésie ronsardienne » et aux arts qui n’entraient pas dans les canons du plus austère dépouillement, fit fuir nombre d’artistes suisses, comme Hans Holbein le Jeune qui partit en Grande-Bretagne, tandis qu’à Berne, « Nicolas Manuel reniait sa vocation artistique pour se consacrer entièrement à la cause de la Réforme ». La théocratie totalitaire qui s’installa à Genève finit de dissuader les artistes de s’y établir. Personne ne semblait vouloir mourir sur le bûcher de Calvin qui brulait nuit et jour dans cette petite république de Suisse romande. 


Et pourtant, un style naquit de ce rigorisme, un style qui pourrait être qualifié de dépouillé, où affleure la « sobriété justifiée théologiquement par le fait que ce ne sont pas la richesse et le prestige qui doivent en imposer, mais que seule la Parole détient la vérité » (Y. Krumenacker). Malgré le peu de sources historiques disponibles et la pauvreté de la recherche à cet égard, l’on se fiera aux travaux de l’historien Yves Krumenacker pour avancer que le temple calviniste invente « une forme répondant aux nouveaux impératifs liturgiques » et cherchant par tous les moyens à « se démarquer de l’Église catholique […] car elle représente l’idolâtrie et la superstition ». 


Dans un certain sens, ces principes d’économie ornementale et de pureté formelle avaient déjà été formulés par les Cisterciens qui prônaient l’ascèse et le dénuement du culte. C’était déjà à propos des richesses qu’il convenait de consacrer à l’hommage divin que se disputaient sans relâche l’abbé Suger de Saint-Denis et le cistercien Saint-Bernard de Clairvaux. Le premier était partisan d’embellir son église d’après les principes de pleine lumière énoncés dans les écrits du Pseudo-Denys l'Aréopagite, ce qui lui fit aléatoirement découvrir l’architecture gothique, tandis que Saint-Bernard, qui était favorable à l’obéissance aveugle et au renoncement, jugeait durement les extravagances de l’abbé Suger dont l’église, vitupérait-il, était devenue une vulgaire « synagogue de Satan ». Les deux clercs concurrents du XIIème siècle, quelle que fut leur conception du christianisme, furent chacun des parangons de foi. Qui oserait questionner la profonde ferveur du gothique, et qui oserait remettre en doute la droiture d’un Saint-Bernard ? Ils incarnaient deux usages différents, et cependant d’une égale piété, de la même foi. 


Abbaye cistercienne de Clairvaux à Ville-sous-la-Ferté
  1. La Renaissance du mouvement moderne


L’on voit bien, en contemplant ces exemples, que le dépouillement était en germe dans l’architecture européenne bien avant que le modernisme ne l’inventât une énième fois. L’on pourrait même avancer que le modernisme n’a rien inventé que Saint-Bernard ne sut déjà, ou dont Calvin n’eut déjà eu l’intuition – d’ailleurs, n’est-ce pas au revêtement pauvre et immaculé des églises cisterciennes que Le Corbusier fait allusion dans son titre « Quand les cathédrales étaient blanches » ? Et quel drôle de hasard le fit naître en terre calviniste, d’un père calviniste de surcroît… ! Sa région d’origine en effet, le comté de Neufchâtel, appartenait au territoire de la Suisse réformée bien qu’elle ne fut pas sous la juridiction de la république de Genève. Le calvinisme s’y répandit néanmoins et l’esprit de Calvin flotte encore au-dessus de ces régions. Le Corbusier reçut une éducation religieuse et bien qu’il se déclarât lui-même agnostique, c’est l’esprit du calvinisme qui parle à travers lui et qui lui fait dire à propos de son ouvrage au couvent de la Tourette, près de Lyon : « avec la lumière qui sera là-dedans, je compte que ce sera bien. Il n’y aura pas de distraction possible par les images. Si vous voulez être gentils, et témoigner de votre sympathie à votre architecte, c’est en refusant tout cadeau concernant des vitraux, des images et des statues, moyennant quoi on tue tout. Ce sont vraiment des choses dont on n’a pas besoin. » 


Ce langage n’est assurément pas celui d’un incroyant, inaccessible aux choses du ciel, mais bien celui d’un homme dont l’esprit porte la marque de la Réforme. Le Corbusier se rattache par son architecture et ses propos à une longue tradition iconoclaste et rigoriste qui traverse l’histoire du christianisme allant du culte byzantin au calvinisme, et qui trouve dans le modernisme du XXème siècle son expression séculière. En 1925, dans un recueil de textes auquel il donne le nom de L’Art décoratif aujourd’hui’ il s’écrie brusquement : « puisque l’iconolâtrie se dresse et s’étale puissante comme un cancer, soyons des iconoclastes. » Il désirait ardemment liquider l’art ancien, qui ne servait plus aucune fonction, et fustigeait à tout rompre ceux qui ne voulaient pas entrer dans « la civilisation machiniste ». La raideur de ses théories et la façon qu’il avait d’anathémiser ses adversaires sur le ton du dogmatisme acharné ne sont pas sans rappeler la sévérité d’un Saint-Bernard sermonnant les riches ou d’un Calvin moquant l’idolâtrie du petit peuple. Ce que réprouvaient les puritains dans l’exercice de la foi, Le Corbusier le réprouve dans l’exercice de son architecture. Son nom s’ajoute à la constellation de ceux qui tiennent la beauté pour un vice, ces jansénistes qui s’interdisent de goûter aux meilleurs fruits de l’existence, ces mortificateurs qui éprouvent la joie du cilice. 


  1. Le Corbusier et le culte puritain de l’exactitude


En 1137, Saint-Bernard de Clairvaux racontait à qui voulait l’entendre qu’il avait fait le tour du lac de Genève sans même remarquer la présence des eaux chatoyantes, signe infaillible de sa pureté morale car il ne s’était pas laissé corrompre par les merveilles du monde. Sans le savoir, Saint-Bernard avait inventé le voyage moderne, le voyage à bord des vaisseaux de la modernité qui filent à la surface du monde sans même l’effleurer, les trains à grandes vitesse qui nous font perdre la notion du temps et de la distance, les vols long-courrier qui annihilent le paysage et les subreptices changements de la végétation. Le voyage de Saint-Bernard, express et aveugle, c’est le parcours de l’esprit trop pur dans un monde impur. À sa plus lointaine extrémité, cette méfiance conduit à mépriser toute chose organique : le corps, la nature, l’étreinte. 


Huit siècles plus tard, Le Corbusier éprouvera le même orgueil, le même dédain que Saint-Bernard. D’ailleurs, il prêchera comme lui pour le plus radical dépouillement. Du gothique, Le Corbusier se moquera allègrement. Il écrira que le gothique est à l’architecture ce qu’est une plume sur la tête d’une femme : « c’est parfois joli, mais pas toujours et rien de plus ». L’on songe avec tristesse à Strasbourg, Chartres, Bourges… Le Corbusier nous fait l’effet d’un homme dur, qui devant les facéties d’une toile de Breughel l’ancien ou la bouffonnerie d’une gargouille du Moyen-Âge se serait emparé des torches de l’inquisition pour purger l’art par le feu. 


La purification de l’art, l’art passé au filtre de l’hygiène, voilà son but. « Nous avons besoin de nous laver », écrit-il en ouverture de son pamphlet Vers une Architecture, comme si l’homme était sale, comme s’il portait sur lui les traces du péché et qu’il était maculé des beautés corruptrices. Mais de quoi, au juste, l’homme doit-il se laver ? 


Dans l’esprit de Le Corbusier, l’homme doit vaincre ce qu’il nomme « les souvenirs historiques », il doit se débarrasser des passions archaïsantes de la tradition et entrer nûment dans la pure clarté de l’époque moderne. Cette modernité est elle-même signalée par l’avènement du machinisme. « Une époque machiniste est née », écrit-il, et l’humanité doit s’y soumettre. La machine est pure, tandis que l’homme est sale. « Élargi, approfondi, dirigé vers ses buts réels, le machinisme est, en vérité, toute une civilisation aux possibilités innombrables », écrit Le Corbusier qui ne cachait pas son désir de faire dépendre la vie humaine de la nouvelle organisation imposée par le progrès de la science. 


Le Corbusier raconte que le moment le plus important de sa vie fut la vision du premier aéroplane dans le ciel de Paris ; l’engin était pur, simple structure métallique débarrassée de tout ornement superflu. Seule était visible l’armature de l’appareil. L’essor des machines en ce début de XXème siècle, en particulier de l’automobile, passionne les esprits qui cherchaient désespérément quelque définition neuve du progrès. Celle-ci est toute trouvée : le progrès s’entendra désormais comme la mise en conformité de l’homme et avec le fonctionnement exact de la machine. L’obsession corbusiériste pour l’exactitude se montre à travers ses « unités d’habitation de grandeur conforme » (conforme à quoi ?), ses fameuses « machines à habiter » pour lesquelles tout être humain normalement bâti et doté d’une conscience doit éprouver la plus glaciale aversion, et jusqu’à son système mécanique de ventilation et de chauffage qu’il baptise « la respiration exacte » et qui est l’ancêtre de l’actuelle VMC (ventilation mécanique contrôlée). Mentionnons également la façon qu’il avait de réduire l’homme à des généralisations pseudo-scientifiques comme le « modulor », dimensions humaines standardisées dont il devait déduire l’espace standard nécessaire à la vie : « l’homme heureux, est l’homme qui réalise toutes les fonctions d’une vie domestique, où il lit, où il étudie, où il reçoit ses amis dans 15 mètres carrés » (Vers une Architecture). 


premier aéroplane dans le ciel de Paris, 1909

Ainsi, tout est planifié, tout fait l’objet d’une organisation rationnelle. Depuis l’intimité de la chambre conjugale jusqu’à la distribution des rues d’une grande ville, Le Corbusier régule, planifie, supervise. Son œil contemple le monde d’en haut, comme celui d’un oiseau de proie. Il embrasse les grands ensembles et ignore le détail insignifiant des contingences de la vie. Il songe uniquement au Bien collectif, au Fonctionnement Général de la Société, qui justifie tous les contrôles, toutes les privations, tous les bafouements de la personnalité humaine. C’est ainsi que sont nées les grandes expériences de l’urbanisme moderne et totalitaire du siècle précédent – Brasilia, Chandighar et les reconstructions d’après-guerre – où l’homme est invité à se conformer au Plan. Le Plan, indiscutable, n’est plus un objet politique : c’est un objet technique. Il a été établi en vertu de principes qui ont leur origine dans la science et non le droit. La technique, qu’il érige en totem au-dessus de tout le reste, est source d’Autorité. Autour d’elle, la nature est sommée de se réarranger. 


Les rues de Paris sont trop courtes pour la circulation des automobiles ? Qu’à cela ne tienne : Le Corbusier proposera de raser la rive droite de la capitale et d’y construire vingt-quatre tours imposantes permettant de loger (stocker) un demi-million d’habitants, séparées par plusieurs niveaux d’autoroutes où peuvent circuler convenablement les voitures. C’est le Plan Voisin, qu’il fit connaître aux Parisiens en 1925 dans l’effroi général. « La ville actuelle se meurt d'être non géométrique, écrit-il alors. Bâtir à l'air libre c'est remplacer le terrain biscornu, insensé, qui est le seul existant aujourd'hui, par un terrain régulier. Hors de cela pas de salut. Conséquence des tracés réguliers, la série. Conséquence de la série : le standard, la perfection (création des types). »


Le Plan Voisin pour Paris, 1925, Le Corbusier

Toute l’œuvre de l’architecture traditionnelle depuis la hutte primitive consistait à se protéger de la nature en l’imitant. Longtemps le bâti vernaculaire fut le résultat d’une longue sédimentation historique qui dans le paysage naturel semblait être le fruit même de la géologie et du climat. Mais Le Corbusier ne tient aucun compte de la nature imparfaite du monde : au terrain biscornu, il fait subir une table rase. La moindre vallée, la moindre forêt, le moindre méandre, deviennent son ennemi car ils refusent de se plier au dictat de la ligne droite. « Exiger l’angle droit ! », proclame-t-il comme une devise. Et sur les cendres de notre vieille terre rêche et impétueuse, Le Corbusier et ses disciples, qui ont maintenant mis la main sur l’architecture toute entière, construiront des cités idéales et des monuments d’exactitude qui n’auront qu’un seul défaut : l’homme et la nature en seront absents. 







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